TERRAIN D’OPÉRATION
Le cas Alstom ou la souveraineté vendue à la découpe
Il y a des affaires qui marquent durablement un pays. Non seulement par leurs conséquences industrielles, mais par ce qu’elles révèlent de ses failles. Le dossier Alstom en fait partie. Plus de 10 ans après la cession de l’activité « énergie » du groupe français à l’américain General Electric, l’épisode continue de hanter la mémoire économique et politique de la France. La raison est simple : il illustre à la perfection ce qui fragilise encore notre stratégie nationale, à savoir le défaut d’anticipation, l’absence d’écoute et de coordination.
Une opération annoncée mais ignorée
Dès 2013, les signaux faibles existent. Les difficultés financières d’Alstom s’aggravent, les pressions judiciaires se multiplient, le capital apparaît vulnérable. Dans les couloirs des ministères, les notes circulent : attention, l’entreprise risque de devenir la cible d’une prédation étrangère. Mais l’alerte n’est pas entendue.
Dans un État où chaque administration protège son pré carré, la logique de silo l’emporte sur la vision stratégique.
Lorsque General Electric avance ses pions en 2014, la partie est déjà presque jouée. L’État, loin de se positionner en stratège, se contente d’accompagner le mouvement. La vente est validée.
La perte d’un actif critique
La cession ne concerne pas n’importe quel actif. Avec Alstom Énergie passent, sous pavillon américain, des compétences clés, des brevets sensibles et surtout les turbines Arabelle, indispensables au fonctionnement des centrales nucléaires françaises et à la dissuasion nucléaire. Autrement dit : un savoir-faire industriel vital pour la souveraineté nationale.
Les conséquences sont immédiates et lourdes. La maintenance des centrales nucléaires dépend désormais de décisions prises à l’étranger. Des sites ferment, des milliers d’emplois disparaissent. La confiance dans la capacité de la France à protéger ses champions industriels s’effrite.
L’histoire ne s’arrête pas là. En 2021, EDF est contrainte de racheter la branche nucléaire cédée à General Electric. Un retour en arrière qui confirme implicitement l’ampleur de l’erreur initiale : l’opération, présentée comme inévitable, s’avère finalement réversible, mais au prix de pertes considérables en temps, en compétences et en crédibilité.
Un révélateur des dysfonctionnements français
Le cas Alstom n’est pas un accident isolé. Il révèle des mécanismes plus profonds. D’abord, un défaut d’anticipation : les informations existent, les alertes sont données, mais elles ne sont pas écoutées.
Ensuite, un déficit de coordination : chaque ministère dispose d’une pièce du puzzle, mais personne ne prend la responsabilité d’assembler l’ensemble.
Enfin, une absence de culture de l’influence : quand les Américains jouent avec toutes les armes à leur disposition (diplomatiques, juridiques, normatives), la France, elle, reste sur la défensive, oscillant entre naïveté et résignation.
Une leçon toujours d’actualité
Pourquoi revenir sur Alstom aujourd’hui ? Parce que les mécanismes qui ont conduit à cette perte résonnent encore dans d’autres secteurs. Alstom rappelle que l’anticipation vaut plus que la réaction, la coordination plus que le cloisonnement, et l’influence plus que la naïveté.
Tant que la France ne saura pas écouter ses propres alertes, tant qu’elle n’aura pas la capacité d’unir ses forces pour peser dans les rapports de puissance, elle se condamnera à rejouer, secteur après secteur, le scénario d’Alstom : perdre d’abord, réparer ensuite, mais toujours trop tard

