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RENCONTRE avec Claude Revel 
Ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique 

Crédit photo : S. Boué / L’Équipe

Claude Revel est l’une des grandes figures françaises de l’intelligence économique. Nommée en 2013 déléguée interministérielle à l’intelligence économique auprès du Premier ministre, elle a consacré sa carrière à promouvoir une vision stratégique, offensive et coordonnée de la sécurité économique et de l’influence française. Dix ans après son passage à la tête de cette délégation, elle dresse un constat lucide : des progrès existent, notamment du côté des entreprises, mais l’État reste prisonnier de ses cloisonnements, de ses guerres de chapelles et d’un manque criant d’anticipation. Pour Prisme Intelligence, elle revient sans détour sur les verrous persistants, les erreurs récurrentes, et livre des conseils concrets aux dirigeants.

Quels sont les principaux freins à l’intelligence économique en France aujourd’hui ?

Les verrous n’ont pas tellement changé en 10 ans.  
Le premier est politique : l’IE suppose un soutien fort et durable au plus haut niveau de l’État. Quand on m’a nommée, il y avait certes une volonté, mais il faut qu’elle s’inscrive dans le temps. 

Le deuxième verrou est culturel : la notion d’intelligence économique reste mal comprise. C’était déjà le cas à mon époque et ça l’est toujours, même si des progrès ont été faits.  

Enfin, le troisième verrou est structurel : notre administration est scindée en multiples services, dans lesquels chacun cherche à garder son pouvoir. Résultat : des guerres de chapelles permanentes, qui freinent le développement d’une intelligence économique collective au service de l’intérêt commun. 

Avez-vous constaté des progrès néanmoins ? 

Du côté des grandes entreprises, incontestablement. Même les PME commencent à intégrer les enjeux de sécurité économique, notamment grâce à la cybersécurité, qui a fait comprendre que la concurrence ne se joue pas seulement sur le prix ou la qualité, mais aussi sur la protection des actifs.  

L’État, lui, progresse plus timidement et à un rythme différent selon les administrations. Certains ministères, comme ceux des Affaires étrangères, de l’Armée et de la Justice, se saisissent de la question de l’IE et même de l’influence, au travers de travaux conjoints. Les services de renseignement sont largement sensibilisés. Mais ces exemples restent épars. Ce qui manque, c’est une orientation claire, commune, impulsée au plus haut niveau de l’État. 

Comment faire évoluer les mentalités dans ce domaine ?  

Nous avons un ministère de l’Économie très puissant, qui en matière d’IE a structuré cette puissance autour de la sécurité économique. Mais ce ministère agit le plus souvent seul : il n’y a pas, à ma connaissance, de volonté d’action commune avec les autres.  

Lorsque j’avais proposé une réforme du contrôle des investissements étrangers, cela n’avait pas plu à Bercy, qui estimait que c’était son territoire. Or, pour que l’intelligence économique innerve réellement nos institutions, la seule solution est de rattacher sa coordination directement à la Présidence de la République. Le Premier ministre est trop mouvant, ses équipes changent souvent au cours d’un mandat présidentiel. Si on veut une stabilité de stratégie, il faut une stabilité humaine. Seul le Président peut imposer cette autorité. 

Quelle erreur commettons-nous principalement ?  

L’erreur principale, c’est le manque d’anticipation. Tant que nous n’aurons pas mis en place une veille quotidienne, partagée entre ministères, avec un vrai système d’alerte sur les signaux faibles, la France restera vulnérable. 

Dès octobre 2013, j’avais envoyé des notes disant « attention, Alstom est une entreprise fragile, il peut y avoir prédation », puis diverses autres alertes en 2014. Le ministre de l’économie de l’époque, Arnaud Montebourg, avait alerté sur ce risque lui aussi. Pourtant rien n’a été fait pour contrer General Electric. On peut anticiper tant qu’on veut, si ce n’est pas entendu, ça ne sert à rien.  

Des rapports existent pourtant, comme celui des sénateurs Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne, qui recommande un secrétariat général de l’IE. Il faut s’appuyer dessus et aller plus loin : lier sécurité et influence. Une norme qui entame notre sécurité, c’est aussi une question d’influence, car cela veut dire que nous n’avons pas été assez entendus lors de sa conception. L’exemple de la réflexion actuelle autour de l’Intelligence Artificielle illustre cette défaillance : la normalisation se fait partout, mais mis à part le sommet de début 2025, je ne vois pas les Français assez actifs sur ces terrains de l’influence alors que nous sommes parmi les meilleurs cerveaux en IA. Comme souvent, on se plaindra ensuite des obligations qui nous seront imposées par d’autres.  

Quel conseil donneriez-vous à un chef d’entreprise pour accélérer sur l’IE ? 

Comme ce que je préconise pour l’État, l’impulsion doit venir d’en haut, et donc, du dirigeant. L’IE est multifactorielle et seule une direction ferme peut imposer la démarche à l’ensemble de l’entreprise. Ensuite, il faut sensibiliser à tous les niveaux. Pas besoin de déployer des choses compliquées : quelques heures de formations ou d’ateliers pour que chacun identifie les risques, mais aussi les opportunités et sache remonter les infos.  

La faille principale d’une entreprise, selon moi, reste humaine. Les plus gros risques sont les bavardages, les vengeances, les recrutements mal gérés, les informations trop vite données. L’erreur humaine est courante et facilement exploitable par un adversaire. D’où l’importance de la sensibilisation, y compris à l’hygiène numérique sur les réseaux sociaux. 

Comment capter les signaux faibles et les exploiter efficacement ? 

Un dirigeant doit apprendre à lire les signaux faibles, géopolitiques comme concurrentiels. On pense souvent que c’est réservé aux universitaires, mais non : il faut développer une vraie culture générale.  

Il est essentiel de suivre ses concurrents nationaux et internationaux de près ; non seulement pour anticiper les risques, mais aussi pour identifier des opportunités. 

J’insiste aussi sur la « coopétition », c’est-à-dire la capacité à s’allier temporairement avec des concurrents pour emporter un contrat ou influencer une norme. C’est ce que font les Américains, et ils ont raison. Mais, en France, la grille de lecture reste binaire : on est en frontal ou rien. 

En résumé, quels sont les 3 conseils que vous donneriez à la France et au dirigeant pour utiliser l’IE de façon plus efficace ?  

J’en appelle tout d’abord à un véritable « aggiornamento ». Il s’agit de former nos élites, non seulement à l’IE, mais aussi à une culture internationale du monde réel, afin qu’ils bénéficient d’une vision réaliste du monde et de ses rapports de force visibles et moins visibles. Nous ne sommes plus dans la mondialisation heureuse des années 2000, comme certains aimeraient encore le croire.

Ensuite, j’en parlais précédemment, il faut donner au Président de la République, la capacité de sanctionner les guerres de corps et de chapelles, en nommant des responsables décidés à coopérer entre eux.  

Enfin, il est fondamental de réformer l’ingénierie administrative, en réduisant les doublons, les démembrements et en clarifiant le rôle des agences internes qui diluent les responsabilités. 

Tant qu’on n’aura pas rétabli la responsabilité, on restera dans l’inefficacité. Mais les choses bougent. Il y a des gens qui pensent autrement, ils ne sont pas encore aux commandes, mais ça viendra.  

L’intelligence économique en France avance, certes à petits pas, mais elle avance dans les réflexions et les stratégies. Les entreprises progressent, l’État prend conscience de la sécurité économique, mais l’ensemble reste fragmenté. Anticipation, coordination et impulsion politique au plus haut niveau : voilà les clés qui nous permettront de passer enfin d’une culture de la réaction à une véritable stratégie de maîtrise du risque et d’influence.